Soleils et Enfers - Prologue-chap 1 - Sous le chêne
Une introduction quelque peu féérique au 2e volume de Bérécyntia, "Soleils et Enfers" : ci-desssous l'intégralité du 1er chapitre. L'action se déroule sur le plateau des Landelles, à proximité de la tombe de Merlin, à l'orée nord de la forêt de Brocéliande, le 5 septembre 1965.
Sous le chêne
« Eh ! Venez vite, j’ai une drôle d’histoire à vous raconter ! »
Tous se précipitèrent vers la plus grande des pierres rouges amoncelées dans la forêt de la Brousse Noire. L’air était doux et le soleil effleurait paisiblement le tapis de feuilles mortes, patiemment rassemblées pour nourrir les vénérables grands arbres. Sur le toit oblique du principal dolmen, quelques-uns s’amusèrent à glisser sur la mousse légèrement humide.
« Allons un peu de calme et écoutez-moi ! »
Ils dessinèrent un cercle parfait, un véritable rond de sorcière, autour du menhir schisteux sur lequel trônait le patriarche.
« Je viens de vivre quelque chose de très amusant ! Je surveillais la petite troupe de chèvres, vous savez, celles qui se chargent de nettoyer les haies vives sur le plateau des Landelles : je ne voulais pas qu’elles aillent déranger Merlin notre Maître. Et, tout d’un coup, j’ai vu arriver un humain…
— Un humain !
— Oui, un humain ! Mais n’ayez crainte, il semblait plutôt paisible. J’ai même cru déceler, au plus profond de ses noires prunelles, une tendresse un peu triste mêlée à une pointe de curiosité enfantine. Il est venu, tranquillement, les yeux tout en mobilité comme s’il cherchait quelque chose ou quelqu’un ; après un long tour d’horizon, il s’est rapidement dirigé vers le grand chêne, vous savez, celui au pied duquel se sont souvent assis Antouènn et son petit-fils Gouéno.
Ce qui m’a rassuré, outre la douceur éveillée de sa physionomie, c’est qu’il a semblé reconnaître le vieil arbre. J’ai même entendu son souffle exhaler un nom qui nous est presque un sésame : Antouènn ! Et c’est à ce moment que j’ai compris qui il était…
Rappelez-vous ce que je vous ai raconté maintes et maintes fois, lors de nos sarabandes autour du feu ou dans notre grande et belle agora souterraine : les humains ne savent plus se rassembler pour vivre ensemble, ne savent plus s’arrêter pour se raconter les vies et les morts, les mariages et les naissances, les travaux et les plaisirs, les aventures et les mésaventures, les rencontres et les séparations. Ils ne savent plus réfléchir ensemble, ils ne savent plus faire ce que nous faisons en ce moment même…
— Mais comment font-ils alors ?
— Eh bien, certains ont inventé un nouveau système, parce qu’ils avaient plus envie de parler que les autres ; peut-être avaient-ils plus de choses à dire ; ou alors, ils avaient besoin de savoir ce que pensaient les autres. Quelques-uns se sont mis à dessiner sur de grandes bandes de papier ce qui chatouillait leur esprit… ils auraient mieux fait de le dire ! Pendant que ceux-ci écrivaient, d’autres s’emparaient de leurs bandes, les mettaient dans de belles machines bien huilées puis, après un long processus, posaient le résultat, des livres, sur de grands établis ; ces livres étaient vendus à qui en voulait.
Cette invention, je l’ai vue se mettre en œuvre durant mon adolescence et c’est grâce à elle que j’ai appris à lire. Bien sûr, les livres sont grands pour nous, mais il ne nous est pas difficile d’aller en chiper quelques exemplaires dans leurs maisons, de tourner les pages et de découvrir ce qui y est écrit !
— Mais quel rapport avec cet humain dont tu parlais juste avant ?
— Eh bien, celui que je venais de reconnaître était l’un de ceux qui avaient beaucoup de choses à dire : c’est lui qui a raconté la vie d’Antouènn, de Gouéno et des autres humains. Et j’ai lu son livre dont le titre était, je m’en souviens très bien, “Des chemins de traverse”. Intéressant, mais il manquait malheureusement un élément essentiel à la bonne compréhension des histoires : Michel (c’est son nom) ne connaît pas le monde des Petites Créatures, malgré quelques allusions çà et là distillées sans doute pour produire un effet littéraire ; il ne nous connaît pas et c’est une terrible limite à la compréhension de ce qu’il a décrit. J’ai l’impression qu’il n’a pas compris grand-chose à tout ce qu’il a écrit ! C’est pour cela que j’ai décidé d’agir : l’occasion était trop belle !
Michel semblait très fatigué et s’est allongé au pied de notre cher grand feuillu. Il n’a pas tardé à s’assoupir et je me suis lentement approché…
— Mais tu es fou ! Qui te dit que ce n’est pas un de ces corbeaux de malheur ? ou un de ces industriels apprentis sorciers ? Ces deux bonnets blancs de la race humaine, imbus de leur foi ou de leur raison ?
— Ce que j’ai lu de lui me donnait totalement confiance. Après m’être assuré qu’il était bel et bien endormi, grâce à l’effet de ma potion préférée, je me suis assis à côté de son oreille gauche, celle du cœur et je l’ai enseigné. Je l’ai éveillé au monde des petites créatures, ce monde ancré dans la nature, cette Nature, véritable épousée d’Antouènn.
J’ai repris le thème principal de la mélopée à trois voix que nous avions fredonnée au même endroit, toujours au pied du chêne, lors de la cérémonie initiatrice de Gouéno : il a ainsi appris à comprendre, à embrasser, à se fondre dans le Tout de la Nature, dans la Création, dans notre Être à tous.
Je lui ai appris à relire l’histoire d’Antouènn, de Ludovic, de Gouéno, de Fonsinn, de Lestinn, de Patrick. Et je lui ai appris ce qu’il ne savait pas encore. »
« Écoute, Michel, écoute ce que j’ai à te dire et fais bien attention : je ne le répéterai pas ! Le sommeil qui t’a saisi n’est pas seulement lié à ta fatigue. La fiole que j’ai présentée à ton nez, dès que tu t’es assoupi, maintiendra tes yeux clos et annihilera tout désir de bouger. Tu ne peux qu’entendre et respirer.
Je suis le patriarche des Kornikaned, lutines et lutins de la Brousse Noire. Notre domaine couvre tout le territoire de Brocéliande.
Nous avons la charge, par dame Nature, de maintenir l’énergie vivace sur ce vaste domaine,
celle des pierres couchées et levées,
celle des fontaines et des sources,
celle des grands arbres et des grottes,
même celle des constructions humaines dès lors qu’elles ont été édifiées correctement.
C’est parce que j’ai lu ton livre que j’ai décidé de profiter de ta présence pour t’initier à la nôtre.
Tu ne pourras retourner à ta vie d’humain que lorsque je l’aurai décidé. L’antidote que je te ferai inhaler ne prendra effet qu’après mon départ.
Tu ne me verras jamais.
Tu ne nous verras jamais.
Tu ne sauras jamais, avec certitude, si j’existe, si nous existons, nous les créatures du Petit Peuple.
Une rencontre ?
Un rêve ?
Une imagination débridée ?
Moi, je sais. Toi, tu devras décider...
Je te laisserai toutefois un indice : une modeste blende, cadeau d’un Petit Mineur de Pont-Péan. Je l’ai déposée, à ton intention, derrière ce chêne qui abrite tes songes. À ton réveil, il te suffira d’en faire le tour et de la ramasser… Et tu te poseras éternellement la question : “Pourquoi ai-je fait le tour de l’arbre et pourquoi ai-je cherché au sol une petite pierre ?”.
Tu te souviendras de moi, ou du moins de ma voix.
Mais tu ne sauras jamais si tu n’en as pas rêvé la sonorité !
Tu ne sauras jamais si c’est moi qui ai posé ce petit caillou ou s’il est tombé de la poche d’Antouènn !
Je ne cite pas Antouènn au hasard : il aimait les pierres et savait s’imprégner de leurs énergies. Et tu sais très bien qu’il venait souvent ici.
Chaque fois que tes doigts caresseront cette blende,
chaque fois que sa douce lumière effleurera ton regard,
tu te diras : “et si c’était vrai !”
Et tu continueras à chercher la vérité !
Et plus tu chercheras,
plus tu nous connaîtras,
plus tu te diras :
“et si c’était vrai !”
Parfois, quand tu seras perdu, quand tu ne sauras plus auquel de tes saints te vouer, ceux du ciel ou ceux de ton esprit, tes doigts iront la caresser, tout au fond de la poche de ton pantalon, tes doigts iront effleurer la rugosité de son toucher, ton être ira quêter son énergie.
Et tu penseras à nous !
Même si, un jour, tu la jettes, excédé, au loin de toi, elle te poursuivra, car elle est dans ta tête, dans ton regard, dans le creux de ta paume. Alors, garde-la !
Désormais, tu ne regarderas plus comme avant les Pierres Couchées, les Ronds de Danse, les Racines des grands Arbres, les Trous de Mulot, tu n’entendras plus comme avant les mélodies de la Nuit, le chuintement des Chouettes, le frôlement rapide des Chauves-souris, le bruissement des Êtres Nocturnes.
Les hommes d’Église, autrefois, ont détruit notre vie dans celle des humains. Mais ce n’est pas parce que nous sommes morts en eux que nous ne vivons plus : nous sommes toujours là, invisibles, facétieux, souvent plus redoutables qu’avant, car rejetés.
Aujourd’hui, les hommes de raison, les scientifiques ainsi que vous les appelez, tentent à leur tour de détruire notre vie.
Mais, comme le sera la blende que je te confie, nous sommes toujours là.
Nous sommes là, car nous faisons partie de la Création, de la Nature.
Et nous resterons là pour tenter de sauver notre habitat, nos ressources, notre vie, notre Être.
Nous sommes la Nature.
Nous sommes cet Être que vous, les humains, voulez dominer, modeler, exploiter, asservir, au mépris de sa vie, au mépris de la nôtre et, comble de votre bêtise, au mépris de la vôtre !
J’ai une idée : je sais que tu vas reprendre ta plume pour écrire la suite. Alors, si tu veux bien, je serai à ta disposition pour approfondir tout ce que je viens de te dire : il te suffira de prendre la petite blende entre tes deux paumes et de souffler délicatement dessus. Tu seras peut-être étonné, voire déconcerté, par le résultat, mais il y aura toujours une réponse de la part du Petit Peuple.
En attendant, je te laisse décrire les évènements qui se sont déroulés ici, dans la contrée, depuis la fin de votre dernier carnage.
Euh… dernier carnage ? J’en doute… »
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